Cours, séquence E
"Pourquoi évangéliser ?"

4. LES MOTIVATIONS DES PREMIERS CHRETIENS

a/ le commandement du Christ
b/ l'imitation de Jésus-Christ
c/ la croix comme motivation suprême en faveur d'un témoignage couteux
d/ la dimension cosmique (universelle) du message
e/ le besoin de partager un sentiment de plénitude
f/ la gratitude, la reconnaissance envers Dieu
g/ la manifestation de la gloire de Dieu et du règne du Christ
h/ le sentiment d'avoir reçu une vocation qui nous honore
i/ un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la vocation reçue
j/ l'amour des hommes perdus
k/ une spiritualité ou l'éternité tient une grande place
l/ l'attente imminente du retour du Christ

Conclusion

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Il y eut, c'est sûr, durant les trois premiers siècles, des "professionnels" qui participèrent à la diffusion du christianisme :
- les itinérants (apôtres, prophètes, évangélistes)
- les anciens/évêques (Irénée, par exemple, fit de grands efforts pour apprendre la langue gauloise afin de pouvoir annoncer l'Evangile dans les villages)
- les catéchistes, les philosophes et apologètes (qui écrirent, menèrent des discussions publiques et fondèrent des écoles catéchétiques)
cependant, l'agent principal de la mission chrétienne n'a pas été un professionnel quelconque, mais l'homme de la rue (Actes 8/4). Dès son origine, le christianisme a été un mouvement laïc, et il le resta longtemps.
"On bavardait à propos de l'Evangile de façon spontannée, avec l'enthousiasme et la conviction de ceux qui ne sont pas payés pour le faire" (M.Green).

a/ LE COMMANDEMENT DU CHRIST

Il s'agit de la parole consignée en Matthieu 28/18-20. Il est certain qu'au-delà de la personne des apôtres, il concerne l'Eglise durant tous les temps, "jusqu'à la fin du monde".
Et pourtant, cet ordre du Christ n'est que peu présent dans la littérature patristique. Il y a là un phénomène parallèle à celui que l'on trouve dans le N.T. lui-même. Dans les évangiles, les envois en mission sont très présents mais il semble concerner les apôtres avant-tout. De même, dans la suite du N.T. on voit bien que Paul reçoit la force de ce commandement pour lui-même : "malheur à moi si je n'annonce pas la Bonne Nouvelle!" (1 Corinthiens 9/16), mais il ne le répercute jamais auprès des croyants avec la même menace. En fait, dans les épîtres, les appels au témoignage sont plutôt rares :
- En Ephésiens 6/19-20 & Colossiens 4/2-4, Paul demande à ce qu'on prie pour sa mission ;
- En deux passages seulement il exhorte les croyants à témoigner de manière explicite (Colossiens 4/5-6 & Philippiens 2/14-16) ;
- Pierre présente la chose, plutôt sous la forme d'une défense/réponse face à une sollicitation extérieure (1 Pierre 3/15-16).
Ce n'est donc pas massif dans les épîtres ; rien à voir avec le volume d'écrits consacrés à la nécessité de l'amour, au rejet de l'idolatrie ou de l'impudicité par exemple.

Et cependant, les premiers chrétiens évangélisaient (Actes 8/4 déjà vu, 1 Thessaloniciens 1/6-9). Personne ne le conteste, la pratique du témoignage était partie intégrante du comportement de la plupart. Ils accomplissaient ainsi le commandement du Christ, même sans commandement, et leur action devenait une part de l'acte rédempteur de Dieu. C'est là tout le sens du livre des Actes : la Mission n'est pas seulement un événement qui vient après le Christ ; en elle l'oeuvre du Christ se poursuit et va atteindre sa plénitude (voir Matthieu 24/14). C'est la raison pour laquelle la prédication de l'Evangile au monde est inclue dans la confession de foi de 1 Timothée 3/16.
Autrement dit, l'évangélisation avait lieu selon le plan souverain de Dieu ; elle était tellement inclue dans l'expérience chrétienne fondamentale (pensons à la Pentecôte) qu'elle ne pouvait guère en être détachée. Voilà sans doute la raison pour laquelle, le N.T., et les pères de l'Eglises, n'avaient guère besoin de développer ce point et rappeler le commandement de Matthieu 28.

 

b/ L'IMITATION DE JESUS-CHRIST

On va porter la Bonne Nouvelle du salut, parce que Jésus lui-même l'a fait ! Vivre la vie chrétienne en imitation de celle de Jésus-Christ est un thème bien présent dans le N.T.
Jésus a utilisé cette pédagogie de manière consciente : Jean 13/12-15, et les apôtres (Paul en particulier) vont la reprendre (Ephésiens 5/1-2). Cette imitation du Christ peut même passer par des médiateurs (voir 1 Corinthiens 11/1, d'où 1 Corinthiens 4/16, Philippiens 3/17, 2 Thessaloniciens 3/7). Du coup, il peut être question d'imiter les anciens (Hébreux 13/7), et les autres Eglises (1 Thessaloniciens 2/14).L'enseignement du comportement chrétien par exemple de vie a été une modalité très importante de la catéchèse dans l'Eglise primitive.
En ce qui nous concerne donc, la question qui nous intéresse est là : l'annonce de l'Evangile, le témoignage rendu auprès des non-croyants, faisait-il partie de cette catéchèse de l'imitation ? Cela ne fait aucun doute. Quand Paul dit : "Imitez-moi, comme j'imite le Christ", cela veut aussi dire, soyez comme le Christ, des annonceurs du Royaume.
Origène, commentant Psaume 105/15, va même jusqu'à appeler "christ" les chrétiens fidèles qui "enseignent la doctrine de Jésus" :

"Désire-t-on voir un grand nombre de corps (personnes) remplis de l'Esprit divin, à l'imitation de ce Christ unique, se dévouer en tous lieux au salut des hommes ? Que l'on considère ceux qui en tous lieux vivent dans la pureté et la droiture, enseignant la doctrine de Jésus, lesquels sont appelés christ par les divines Ecritures : 'Ne touchez pas à mes christ, ne faites point de mal à mes prophètes'."

Cette conception très forte de la continuité de l'oeuvre du Christ au travers de ses témoins et imitateurs peut trouver plusieurs appuis textuels dans les évangiles. La plupart concerne cependant les apôtres et la question de l'application de ces paroles à l'ensemble de l'Eglise n'est pas simple, néanmoins un thème comme celui de "la lumière du monde" semble bien devoir transcender la seule personne des apôtres (comparez Jean 8/12 et Matthieu 5/14).
Intéressant de relever en relation avec ce thème les exhortations de Philippiens 2/14-15,
et de voir comment Paul s'approprie, toujours sur le thème de la lumière, une parole de l'A.T. adressée au "Serviteur de l'Eternel" (Actes 13/47, Esaïe 49/6).

Vouloir faire comme le Maître a certainement été un puissant moteur pour la vie chrétienne (au moins jusqu'au Moyen-Age cf. L'imitation de Jésus-Christ), et pour l'évangélisation.

 

c/ LA CROIX COMME MOTIVATION SUPREME en faveur d'un témoignage couteux

... Et ceci d'autant plus que l'exemple du Maître, c'est celui d'un témoignage difficile à rendre parce que confronté à l'opposition et aux menaces. Or, c'est exactement la situation que vont connaître les premiers chrétiens. Que voulait dire "imiter le Christ", sinon aller jusqu'au bout de la fidélité, quelle que soient les circonstances. Et c'est un fait : durant les trois premiers siècles, le martyre est souvent devenu le moyen par excellence d'accomplir la vocation chrétienne.

"Laissez-moi devenir la pature des bêtes : elles m'aideront à atteindre Dieu. Je suis son froment : moulu sous la dent des fauves, je deviendrai le pain pur du Christ. (...) Acceptez que j'imite la passion de mon Dieu" (Ignace, Lettre aux Romains)

Evidemment, cette attitude a un rapport avec l'évangélisation : on ne se taira pas par peur de la persécution (voir Actes 5/28-29 et 40-41). Si tous n'étaient évidemment pas prêts à aller jusqu'au sacrifice ultime, la légende apocryphe de Quo vadis illustre bien le climat d'alors. Dans le processus d'imitation de Jésus-Christ, la croix a certainement été un élément très fort pour pousser les croyants au témoignage, quoi qu'il en coûte.

 

d/ LA DIMENSION COSMIQUE (UNIVERSELLE) DU MESSAGE

Les premiers chrétiens étaient "persuadés d'avoir percé le mystère de l'univers" (M Green).
C'était là quelque chose d'extrêmement enthousiasmant : ils voyaient la réalité alors que le monde était aveugle (ou aveuglé, voir Jean 9/39). Certainement que les chrétiens surfaient en cela sur une problématique largement soulevée dans la philosophie grecque (par exemple : le mythe de la caverne de Platon). Pour eux, Jésus-Christ est l'explication de tout (Colossiens 2/2b-3). C'est la raison pour laquelle il ne porte pas seulement les titres de "prophète", de "Messie", de "Grand-Prêtre", mais qu'il est proclamé par des concepts à portée universelle : il est "la lumière", il est "la vérité"... il est "l'alpha et l'oméga" (Apocalypse 22/13)

Les traces bibliques de cette vision des choses sont très importantes :
- La littérature johannique est fortement imprégnée par ce thème qui s'exprime très ouvertement dès le prologue de l'évangile. Jésus-Christ est la Parole originelle de laquelle est issue toute chose (1/3), en particulier la vie (1/4). Ainsi, la lumière même de la vie, c'est lui !
- Matthieu 13/35 résume bien ce climat de révélation fondamentale associé à la venue du Christ : "je leur annoncerai des choses tenues secrètes depuis la création du monde".
Et le Nouveau Testament, à plusieurs reprises, révèlent ces mystères cachés sur l'origine du monde, sur le sens de la vie et sur la destinée. Il se développe très vite une vision globale du monde (cohérente) dans laquelle s'intègrent les divers aspects de l'existence. Même des faits d'histoire, comme l'incrédulité d'Israël face à l'annonce de l'Evangile, sont assumés et prennent place dans la grande fresque du salut en train d'advenir (Romains 11/12 et 15).

Cette découverte disqualifie d'un coup toutes les autres pensées et toutes les autres religions (voir 2 Corinthiens 10/5).
- A propos des religions, Paul dit qu'elles résultent des "temps d'ignorance" (Actes 14/16, 17/30).
- En ce qui concerne la philosophie... voir 1 Corinthiens 1/18-23
Par la suite, on sait que si le rapport aux autres religions est resté sans compromis (le refus systématique du culte à l'empereur en sera le signe le plus évident), l'attitude envers la philosophie va suivre deux chemins assez opposés :
1/ La position d'opposition farouche représentée par Tertullien. Il écrit vers l'an 200 : "Quoi de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l'Académie et l'Eglise, entre les hérétiques et les chrétiens ? Tant pis pour ceux qui ont mis au jour un christianisme stoïcien, platonicien, dialecticien ! Nous, nous n'avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après avoir trouvé Jésus-Christ. Dès que nous croyons, nous ne désirons rien croire au-delà."
2/ Une approche marquée par des essais d'appropriation de la pensée philosophique (celle-là même que fustige Tertullien). Cette deuxième attitude se fondait sur le principe selon lequel la comunication de l'Evangile avait tout à gagner à se servir au moins du vocabulaire et des concepts que la philosophie païenne avait développé. Dans cette ligne on trouve Justin, Clément d'Alexandrie, Origène... pour eux il s'agissait, selon une formule en vogue, de "piller les Egyptiens".
Mais le point de départ et le point d'arrivée de ces deux chemins se réunissaient dans une même conviction : seule la foi en Jésus-Christ ouvre à une connaissance vraie et complète du réel.

Quand on fait une découverte de cette importance, on a envie de la crier sur les toits (la joie du découvreur, la joie d'Archimède !).

 

e/ LE BESOIN DE PARTAGER UN SENTIMENT DE PLENITUDE

A cette joie de savoir, s'ajoute toute une série d'expériences et de motifs qui venaient combler l'existence de ces premiers croyants.
- Se sentir aimer au plus profond de soi-même (amour de Dieu et amour des frères), et donc se sentir valoriser ;
- être délivré de la crainte des démons et du destin ;
- être délivré de la culpabilité (et du système de la loi pour les judéo-chrétiens)
- avoir une espérance face à la mort : la résurrection et la vie éternelle.
En somme, ils avaient découvert une réalité qui les satisfaisait pleinement.

Cette expérience chrétienne de plénitude est souvent décrite dans les témoignages d'aujourd'hui (dans le monde évangélique). Les auteurs bibliques, quant à eux, sont nettement plus sobres et expriment assez peu leur vie intérieure, néanmoins certaines proclamations, certaines affirmations de la foi laissent bien entendre qu'ils connaissaient cette réalité.
Le thème (très présent dans l'évangile de Jean) de la faim et de la soif, avec la réponse que Jésus apporte à ces attentes, est très parlant (Jean 4/13, 6/11-13, 6/35, 7/37-38). "Je suis venu, dit Jésus, afin que mes brebis soient dans l'abondance" (Jean 10/10).
A ces affirmations du Christ font échos quelques paroles apostoliques :
- Jean 1/16 ... "grâce sur grâce" ;
- Colossiens 2/9-10 et Ephésiens 1/3 ..."vous avez tout pleinement en lui" (jeu entre plhroma - plèroma et peplhrwmenoi - péplèrômenoï).

Cette réalité de foi débouche sur un autre rapport au monde : "tout est à vous", vous n'êtes en manque de rien (1 Corinthiens 3/21-23). Compte tenu de la maxime proverbiale exprimée en Luc 6/45, il est évident que ce sentiment de plénitude a influé sur le comportement des premiers chrétiens en rapport avec l'évangélisation.

 

f/ LA GRATITUDE, LA RECONNAISSANCE ENVERS DIEU

Le motif de la reconnaissance pour l'oeuvre accomplie par Dieu en notre faveur, et notamment pour le salut offert grâce au sacrifice du Christ, concerne bien évidemment toute l'éthique chrétienne. C'est la puissance de la grâce, beaucoup plus efficace que les obligations de la loi. Et parce que cela concerne toute l'éthique, cela concerne aussi l'évangélisation : ce que Dieu a fait pour nous est tellement merveilleux, notre délivrance a été d'un tel prix, c'est la manifestation d'une telle compassion, que nous serions particulièrement ingrats si nous ne faisions, de notre côté, tous nos efforts pour faire connaître à d'autres ce Dieu si extraordinaire...
"Car Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que tout homme qui croit en lui ne meure pas mais qu'il ait la vie éternelle" (Jean 3/16).
C'est la découverte bouleversante d'un Dieu qui aime. C'était une affirmation complètement nouvelle (et elle demeure d'ailleurs toujours unique). L'apôtre Jean ira même jusqu'à dire que c'est Dieu lui-même qui nous a appris ce qu'était l'amour (agaph- agapè) dans le geste du don de son Fils (1 Jean 3/16). Paul developpe ce thème en Romains 5/6-8.
Et il ne s'agit pas d'une simple proposition générale dans un système dogmatique. C'est un amour pour le monde, certes, mais qui est expérimenté de manière tout à fait personnelle. (voir Galates 2/20b ou Romains 5/5). Chez Paul, on sent quelquefois percer l'émotion que provoque la découverte ou la prise de conscience de cet amour (1 Timothée 1/12-17).

Cette prise de conscience débouche tout naturellement dans le témoignage :
(Extraits de la Seconde épître de Clément aux Corinthiens)

"Frères (...) nous ne devons pas tenir notre salut en peu d'estime. (...)
Nous nous trompons aussi, à ignorer d'où nous avons été appelé, par qui, pour quel lieu, et par combien de souffrances Jésus-Christ est passé à cause de nous. Que lui donnerons-nous en échange ? Quelle offrande sera digne de la faveur reçue ? De quels bienfaits ne lui sommes-nous pas redevable ? (...)
Quand il nous a vu en butte à l'erreur et à la ruine, sans autre espérance de salut que celle qui vient de lui, il s'est ému, il a eu pitié de nous, il nous a sauvés. (...)
Quelle compassion ne nous a-t-il pas témoignée ! (...)
Et comment nous acheminer à sa connaissance ? (celle du Père) En ne reniant pas celui qui nous l'a fait connaître. Lui-même le dit : Celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai devant mon Père. Telle sera notre récompense, si nous confessons le Sauveur."

Cette confession du Christ, l'auteur y insiste, doit être celle d'une vie consacrée, mais dans sa pensée elle inclut le témoignage verbal, lequel peut conduire au martyre. "Ainsi, mes frères, délaissons le séjour d'ici-bas, accomplissons la volonté de celui qui nous a appelés, et n'appréhendons pas de quitter ce monde."

 

g/ LA MANIFESTATION DE LA GLOIRE DE DIEU ET DU REGNE DU CHRIST

Selon 1 Corinthiens 10/31, la gloire de Dieu constitue un des moteurs du comportement chrétien. Et dans le contexte de ce passage, agir pour la gloire de Dieu c'est adopter un comportement qui ne fera pas obstacle à la réception de l'Evangile (cf. verset 32). Et en fin de compte, c'est pour que le plus grand nombre soit sauvé (cf. verset 33), il s'agit donc d'une perspective d'évangélisation.
Il y a de fait ici une équivalence entre :
régler son comportement pour la gloire de Dieu ; et
régler son comportement en vue de la progression de l'Evangile du salut.

Ceci nous amène à découvrir qu'il y a en effet dans le N.T. un enseignement qui montre que la gloire de Dieu se manifeste chaque fois que quelqu'un se tourne vers le Christ (voir Luc 17/18). En Romains 15/7, Paul écrit : "Christ vous a accueillis pour la gloire de Dieu". La transformation du coeur de l'homme rend gloire à Dieu. Cette notion apparaît également dans l'enseignement de Jésus en Jean 15/8. La manifestation du règne du Christ sur la vie des hommes est donc manifestation de la gloire de Dieu
Comparez également Romains 14/11 et Philippiens 2/9-11.
Gloire et règne sont des attentes eschatologiques, mais ce futur commence à apparaître grâce à la conquête de l'Evangile (voir 2 Corinthiens 4/15). Au fur et à mesure que la parole du Christ s'étend, le chant de la gloire de Dieu s'élève de plus en plus fort de toute la terre ! C'est la une vision spirituelle/mystique que les premiers chrétiens ont largement partagé, leur théocentrisme, ou leur christocentrisme étant très fort.

Cette spiritualité va de pair avec la vision du "grand nombre" que l'on perçoit au travers du livre des Actes (stratégie de Paul commençant par les grandes cités, l'appel à témoigner à Rome. Par ailleurs les termes "multitude" ou "multiplier" sont très fréquents dans les Actes) et qui annonce la foule innombrable d'Apocalypse 7/9-12.

 

h/ LE SENTIMENT D'AVOIR REÇU UNE VOCATION QUI NOUS HONORE

Michael Green fait remarquer qu'une des raisons qui expliquent le succès du christianisme primitif, c'est le fait qu'il offrait à tout un chacun une nouvelle vision de sa place et de son rôle dans le monde.
J'ai déjà parlé de l'amour de Dieu qui avait pour effet de valoriser la personne, mais il faut maintenant ajouter à cela la mission que le Christ confie à l'Eglise et aux croyants : être ses témoins. Etre "ambassadeur pour Christ" (selon 2 Corinthiens 5/20), être au service du roi des cieux (du Roi des rois) pour le représenter, notamment en portant son Evangile.

Cet Evangile du Rois des rois est d'ailleurs considéré par Paul comme un trésor (2 Corinthiens 4/7, d'où 2 Timothée 2/2) bien supérieur en importance à la personne qui le porte. L'honneur qui consiste à être désigné comme représentant du Christ en annonçant l'Evangile était ressenti comme un privilège, d'autant plus que la communauté chrétienne primitive était constituée majoritairement de petites gens (esclaves et femmes en constituaient une bonne partie). On a d'ailleurs des indices assez sûr montrant que des familles romaines ont été amenées à la foi par leur esclave.
Chacun peut donc se sentir acteur dans la grande histoire du salut qui est en train de se dérouler. En Christ, il n'y a plus ni esclaves, ni hommes libres, ni hommes, ni femmes (Galates 3/28) mais des ambassadeurs du grand roi !

Paul lui-même, à plusieurs reprises, dit sa reconnaissance à Dieu pour la vocation qu'il a reçu (voir 1 Timothée 1/12). En toute circonstance on pouvait ressentir l'honneur qu'il y a à être témoin du Christ (voir Actes 5/41).

 

i/ UN SENTIMENT DE RESPONSABILITE VIS-A-VIS DE LA VOCATION REÇUE

"Vous êtes la race choisie, les prêtres du Roi, la nation sainte, le peuple qui appartient à Dieu. Vous avez été choisis afin de proclamer les oeuvres magnifiques de Dieu qui vous a appelés à passer de l'obscurité à sa merveilleuse lumière." (1 Pierre 2/9).
Le privilège implique une responsabilité : celle-ci est présentée dans ce texte en terme de proclamation, avec très précisemment l'utilisation du verbe exaggelw - exanguélô (apax du N.T.) qui signifie "aller annoncer", le sens étymologique étant même "annoncer au dehors". On pense immédiatement au "sermon sur la montagne" avec la ville sur la colline ou la lumière sur le chandelier.

Le sentiment de responsabilité vis-à-vis d'une vocation reçue est à distinguer de la simple obéissance à un commandement. Ce n'est pas un impératif, mais un indicatif : voilà ce que vous êtes et quelle est votre vocation. Si l'on veut, c'est un commandement indirect qui ne repose pas seulement sur l'autorité de son énonciateur mais sur un état de fait : vous êtes devenu cela. Par grâce, vous êtes devenu lumière pour le monde. Et donc en toute logique : on n'allume pas une lampe pour la mettre sous un seau !

Cet appel à la responsabilité était déjà bien présent dans les enseignements de Jésus. Les paraboles "des mines" (Luc 19/11-27) et celle "des talents" (Matthieu 25/14-30) en sont d'éminentes illustrations. Et elles ajoutent quelque chose à la seule responsabilité morale liée à une situation, à savoir les incidences dernières du comportement de chacun.
Les premiers chrétiens ont été très sensible à ce point. Tout en confessant le salut par grâce, ils ont souvent mis en avant les conséquences qui découleront ultimement de notre usage de la grâce. Paul parle d'un "tribunal de Christ" où seront jugées les oeuvres des croyants (2 Corinthiens 5/10 et aussi 1 Corinthiens 3/10-15).
Il est évident qu'à trop appuyer sur cet aspect des choses, l'Eglise, au fil du temps, a dérivé vers le salut par les oeuvres. Cependant, une lecture équilibrée de cette notion de "jugement des oeuvres" contribue efficacement à stimuler le sens des responsabilités. Les premières générations chrétiennes avaient bien compris que la grâce faisait de nous des témoins de la grâce.

 

j/ L'AMOUR DES HOMMES PERDUS

C'est là, sans aucun doute, un motif majeur ! Liée à son Seigneur par des liens de communion si étroit, comment l'Eglise peut-elle ne pas partager "les sentiments qui viennent de Jésus-Christ" (Philippiens 2/5) ? Or, si l'amour de Dieu pour le monde a de multiples facettes (la grâce générale), dans ces temps qui sont les dierniers, il s'est manifesté d'une manière suprème dans le sacrifice du Christ au profit des hommes perdus (Jean 3/16). Et donc, de manière conséquente, les premiers croyants ont partagé cette conviction que leur amour pour le monde (pour les Juifs et pour les païens) devait inclure au premier chef la transmission de l'Evangile du salut. Le sentiment général s'exprime bien dans cette phrase de Paul en 2 Corinthiens 5/14 :

"L'amour du Christ nous presse, parce que nous estimons qui si un seul est mort pour tous, tous sont donc morts"
Voir aussi Romains 10/13-15, d'où l'exhortation pressante de 2 Corinthiens 5/20.

Sans annonce de l'Evangile, il y a "non assistance à personne en danger" ! Evidemment cette attitude, si elle présuppose l'amour pour l'autre, présuppose également une forte conscience de l'état de perdition de l'humanité.
C'était, il est vrai, l'enseignement de Jésus : la tour de Siloé (Luc 13/4), le déluge et Sodome (Luc 17/26-30) et bien d'autres passages.
On retrouve cette même vision des choses dans les lettres apostoliques. L'enseignement sur le jugement éternel faisait même partie de la catéchèse fondamentale (Hébreux 6/2).

S'il fut un motif majeur pour l'évangélisation, il est vrai que c'est un aspect du message qui est aujourd'hui difficile à accepter. Sachons, cependant, que ce n'était pas forcément évident aux premiers siècles non plus. Tertullien le reconnaît : "On se rit de nous quand nous prédisons le jugement de Dieu".
Toujours est-il que les textes abondent, nous montrant que les premiers croyants confessaient la réalité des châtiments éternels, et que cela constituait pour eux, en rapport avec l'agapè, un aiguillon en faveur de l'annonce de l'Evangile.
"Tu te souviendras jour et nuit du jour du jugement. Et tu rechercheras chaque jour la compagnie des saints, soit en prêchant, soit en exhortant et en t'efforçant de sauver des âmes par la parole (...)" (catéchisme des Deux chemins, dans l'épître de Barnabas).
L'exemple le plus frappant reste néanmoins l'apôtre Paul en Romains 9/1-3.
Plus de 150 ans après, Origène interpelle à nouveau ses auditeurs sur cette base (celle de Romains 9/1-3) et leur dit : "Te soucies-tu et te mets-tu en peine pour les perdus ? Serais-tu prêt à être séparé de Christ pour les sauver ?"

 

k/ UNE SPIRITUALITE OU L'ETERNITE TIENT UNE GRANDE PLACE

Evidemment, cette passion pour le salut des personnes va avec un certain regard sur l'existence ! Un regard qui considère la vie future, la vie éternelle, comme plus importante et plus déterminante pour le comportement que les conditions de la vie actuelle.

Il y a là un"savoir" que les chrétiens d'aujourd'hui peuvent partager, mais généralement de manière assez théorique. Il est clair que nos conditions de vie ne sont pas les mêmes que celle des chrétiens des premiers siècles et cela change la nature et l'impact de ce "savoir". L'expérience de la vie n'était pas la même. Pour eux c'était l'omniprésence de la mort. D'abord à cause des conditions générales de la vie à cette époque : mortalité naturelle forte (conditions connues en Occident jusqu'au début du XXe siècle). Puis en raison de la persécution dont les vagues se sont succédées durant trois siècles. Dans ce contexte, chacun ressentait l'extraordinaire précarité de la vie, de cette vie ici-bas. Ainsi, les croyants n'avaient pas de peine à reconnaître leur propre sentiment dans les textes de la sagesse d'Israël qui font mention de cette fragilité de l'existence (par exemple, le Psaume 90 ou l'Ecclésiaste). Avec Jacques, ils confessaient volontiers que la vie humaine est comparable à "un léger brouillard" (Jacques 4/14).
Du coup, c'est vrai, la résurrection, la gloire à venir, le jugement dernier, la couronne de la victoire, toutes ces notions qui peuplent l'espérance chrétienne deviennent des réalités très proches, très concrètes, presque palpables.
"Frères, sachez-le : à notre carrière terrestre, à ce furtif épisode, s'oppose la grande et l'étonnante promesse du Christ et les félicités du Royaume futur et de la vie éternelle." (Seconde épître de Clément aux Corinthiens)

Le comportement, l'attitude de milliers de croyants face à la torture et à la mort atteste la force de cette spiritualité : "Nous croyons en effet que nous ne souffrirons pas ici-bas de mal aussi grand - même si on nous enlève la vie - que la récompense que nous obtiendrons la haut..." (Athénagore, fin du 2ème siècle).
L'apôtre Paul, un des premiers, exprime nettement cette préférence pour le monde invisible en train d'advenir face à ce monde présent, qui lui est en train de passer (voir Romains 8/18, 2 Corinthiens 4/16-18).
Face aux pressions et aux séductions de ce monde, les chrétiens font le choix de l'avenir et du définitif. Ce choix modifie l'ordre des valeurs et fait évidemment de l'évangélisation - acte dans lequel se joue la destinée éternelle d'une personne - un comportement prioritaire.

 

l/ L'ATTENTE IMMINENTE DU RETOUR DU CHRIST

Il ne faut pas traiter ce sujet de manière monolithique car la notion d'imminence a évolué au cours du 1er siècle. On peut distinguer trois périodes correspondant à trois perceptions différentes de l'imminence du retour du Christ :

- celle des origines, sous l'influence du messianisme juif : le Royaume messianique devait survenir d'un instant à l'autre (Luc 19/11). C'est visiblement l'atmosphère qui régnait dans la première communauté de Jérusalem, pendant quelques mois... peut-être 3 ou 4 ans ;

- puis la foi murit, et l'on perçoit le sens du temps présent. C'est la période apostolique (jusque vers 65) ; on pense certainement à un retour durant cette génération (Matthieu 24/34, 1 Thessaloniciens 4/15) ;

- puis on abandonnera cette hypothèse, conscient que le temps de Dieu n'est pas le même que le notre (2 Pierre 3/3-4 et 8-9). Mais il est intéressant de noter que cette dernière conception pleinement murie de l'attente ne va pas faire disparaître le sentiment de l'imminence (voir Apocalypse 22/20).
En Hébreux 1/2, l'auteur nous dit également que ce sont les "derniers jours" ;
En 1 Jean 2/18, on trouve l'expression : "c'est la dernière heure".

Quelle que soient donc les représentations que l'on a pu se faire du retour du Christ, il reste que le Seigneur viendra "comme un voleur dans la nuit". Il faut donc être prêt. Ce temps est celui de la patience de Dieu et il a une finalité : c'est "afin que tous aient l'occasion de se détourner du mal" (2 Pierre 3/9). C'est donc par excellence le temps de l'évangélisation et de l'appel à la conversion.
En Colossiens 4/5, Paul utilise la formule "racheter le temps" en rapport avec le témoignage. On peut reformuler son propos en disant : "Faites de ce temps (qui est mauvais) un temps béni, puisqu'il peut devenir, par l'annonce de l'Evangile, le temps du salut".

Et puisque ce temps est perçu comme limité, il y a nécessairement urgence. Il est évident que l'apôtre Paul a vécu dans ce sentiment de l'urgence. Enfin, cette conscience de l'urgence est elle-même à double sens :
- pour le salut du plus grand nombre (c'est la finalité logique) ;
- pour ne pas retarder le Jour de la venue du Seigneur (Matthieu 24/14, 2 Pierre 3/12).

 

CONCLUSION

Peut-être avez-vous remarqué que dans cet énoncé des motivations des chrétiens des premiers siècles en faveur de l'évangélisation, je n'ai pas parlé du Saint-Esprit ! Et pourtant, à l'évidence, son rôle est déterminant (Actes 1/8). Le changement d'attitude des disciples avant et après la Pentecôte en est une claire illustration.
C'est en effet une évidence : nous n'évangéliserons pas si le Saint Esprit ne nous habite pas et ne nous donne pas ce feu intérieur qui fait dire à Pierre et à Jean : "Nous ne pouvons pas ne pas parler de ce que nous avons vu et entendu" (Actes 4/20, voir aussi la leçon 1/c sur le témoignage de l'Esprit). Mais combien il est difficile de savoir si l'Esprit est là, ou s'il n'y est pas !
Nos Eglises protestantes (et les Eglises Réformées Evangéliques avec) sont elles moins habitées par le Saint-Esprit que les communautés des trois premiers siècles ? La question est sérieuse, mais comment y répondre ? La dynamique dans l'évangélisation n'est sans doute pas le seul critère de la présence de l'Esprit (il faut se méfier des doctrines simplificatrices qui croient pouvoir désigner un signe de la présence de l'Esprit). Peut-être y a-t-il avant tout des habitudes de vie, un modèle de vie chrétienne hérité des temps de chrétienté que nous transmettons (inconsciemment) dans notre culture d'Eglise, des questionnements non résolus, toutes choses qui peuvent nous freiner et empécher le Saint-Esprit qui est en nous de s'exprimer librement dans cette dimension de la vie chrétienne ?
Chacun devra faire sa propre analyse. J'espère que ce cours sera une aide en ce sens et qu'il contribuera à un réveil de votre vocation de témoin de Jésus-Christ.

FIN

Lecture complémentaire
à télécharger

Michael Green : "L'Evangélisation dans l'Eglise primitive" Editions G.M. 1981; p. 294 à 309 ;


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